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les épées - Page 96

  • N°13 - Une consultation peut en cacher une autre

    Par Jean-Baptiste Barthélémy

    Alain Duhamel est un peu le chef Chaudard – le personnage délicieusement ridicule joué par Pierre Mondy dans la trilogie de la 7e compagnie – du journalisme politique en France. Jugez plutôt.

    Le 26 mai dernier, dans l’une de ses tribunes publiées par Libération, le « chroniqueur numéro un de la vie politique française » écrivait à propos de l’élection européenne à venir : « Alors que, pendant des décennies, l’Europe a progressé en catimini, emmenée par une minorité agissante d’esprits décidés, la grande nouveauté, le progrès substantiel actuel est que l’on constate l’apparition, en France, d’une conscience européenne majoritaire chez les citoyens. Loin de se détourner de ce que l’on appelle prosaïquement la construction européenne, les Français adhèrent au contraire de plus en plus clairement et délibérément au projet européen »(1).

    À partir de quels éléments ce brillant expert se fondait-il pour tirer une conclusion aussi hardie ?

    Tout d’abord, sur un sondage « effectué par TNS Sofres », sondage commandé par la Fondation Robert Schuman (et opportunément publié quelques jours avant le scrutin européen. Il faut effectivement admettre que les résultats dudit sondage apparaissaient pour le moins « encourageants ». Assurément, il eût été dommage de s’en priver.) Si l’on en croyait l’interprétation des données effectuée par Alain Duhamel, les Français étaient « favorables à une Constitution européenne », ils souhaitaient « l’apparition d’une Europe de la défense et de la diplomatie », ils voulaient que « l’Europe soit plus active en matière de protection sociale, plus présente en matière de protection sociale (...) ». Et Duhamel d’ajouter que, l’Europe n’ayant pas pour le moment les moyens de ses ambitions, le cadre national demeurait encore, « à défaut, le lieu naturel de la politique opérationnelle (dans les domaines intergouvernementaux) », mais plus pour longtemps. Pour les Français (surtout les jeunes, bien informés), concluait Alain Duhamel, la nation restait « un cadre de solidarité instinctif », l’Europe devenait « leur projet d’avenir ». C’était beau comme une crèche !

    Ce sondage, nous précisait l’incorrigible Alain Duhamel, était du reste confirmé (ô surprise !) par l’examen des enquêtes d’opinion réalisées dans la perspective des élections européennes. « Cet éveil de la conscience européenne des citoyens français se retrouve d’ailleurs dans les intentions de vote aux élections européennes. Jusqu’à présent, les souverainistes font grise mine et ne parviennent pas à décoller. » Alain Duhamel trouvait donc la « démonstration » a contrario de sa thèse, et ne se sentait plus de joie : « la nécessité d’une ambition européenne s’est imposée à l’impasse des nationalismes et à la myopie des souverainismes ».

    Négliger les faits

    Quinze jours plus tard, nouvelle salve. Alain Duhamel remettait ça(2). Reprenant comme un fait acquis les “révélations” du sondage Sofres, il concentrait le tir sur les abominables souverainistes. Passant en revue l’état des diverses composantes de cette famille politique, Duhamel annonçait, ni plus ni moins, la fin du souverainisme. « Cette fois-ci, écrivait l’observateur avisé, tous les sondages, sans aucune exception, enregistrent un net recul global des souverainistes », lesquels « sont en train de perdre une grande bataille ». Et pourquoi les souverainistes devaient-ils échouer le 13 juin ? Tout simplement parce que « les peuples européens se mêlent enfin au débat ». Duhamel retombait sur ses pieds, c’est-à-dire sur ce fameux sondage commandité par la Fondation Robert Schuman indiquant une inexorable montée en puissance du sentiment d’appartenance à l’Europe des Pères fondateurs. La cause était entendue, les jeux définitivement faits.

    L’attitude de ce valet de la bien-pensance n’est qu’une illustration, parmi d’autres, de la morgue fédéraliste.

    Encore une fois, le mépris avec lequel on traite l’adversaire – le vote national est nécessairement un vote passéiste, la manifestation d’une totale incompré-hension du mouvement de l’Histoire, un repli frileux sur soi-même, un rejet irrationnel du progrès, etc. – n’a d’égal que la vacuité des arguments avancés pour persuader l’interlocuteur du bien fondé du projet fédéraliste. C’est là une constante du discours européiste.

    Une autre attitude récurrente est cette idée, toujours exprimée avec suffisance, selon laquelle les peuples feront (enfin) ce que l’on attend d’eux. Le citoyen est systématiquement convoqué pour ratifier des choix déjà opérés. Certes, Alain Duhamel innove quelque peu dans sa prose : au lieu de diaboliser l’électeur (« tous ceux qui n’adhèrent pas au projet européen sont des fachos »), il le flatte. Les Français sont des gens vraiment très bien puisque, en vérité, ce sont des fédéralistes qui s’ignorent : tel était, en substance, le message de Duhamel dans ces deux papiers.

    Enfin, autre invariant de la propagande fédéraliste, comme toujours les prédictions les plus sûres sont sévèrement contrariées par les faits.

    On aurait aimé voir notre Nostradamus au soir du 13 juin. Quelle tête faisait-il en constatant que seulement 47 % des électeurs européens avaient participé au scrutin, lui qui écrivait quatre jours plus tôt que les peuples prenaient part au débat européen ? Quelle fut sa réaction face à la colossale abstention des électeurs français, plus de 57 % des inscrits ne se sont même pas donnés la peine de se déplacer, ces mêmes électeurs qui, toujours selon Alain Duhamel, étaient censés adhérer de plus en plus « clairement et délibérément à un projet européen ? ».

    Alain Duhamel et, au-delà de lui, les apparatchiks du fédéralisme, ont à nouveau été sévèrement sanctionnés par les peuples : c’est incontestablement l’une des grandes leçons de ces élections européennes. L’abstention apparaît à l’évidence comme le révélateur d’une « fracture entre les peuples européens et leurs élites »(3). Certains observeront peut-être que, s’agissant du recul du souverainisme, Duhamel avait vu juste ? En fait, si le souverainisme officiel enregistre effectivement un résultat assez décevant – le souverainisme anti-système incarné par le Front national, lui, fait bien mieux qu’en 1999 – c’est d’abord l’effet conjugué des querelles internes à cette famille (la stupide discorde entre Philippe de Villiers et Charles Pasqua) et de la réforme du mode de scrutin précisément mis en œuvre pour évincer toute forme d’opposition au conglomérat UMP-PS, c’est-à-dire au fédéralisme(4). Rien à voir, donc, avec on ne sait quel « esprit européen » qui, subitement habiterait les Français.

    Au niveau européen, Dominique Reynié à son tour se rassure. Examinant dans le détail les scores obtenus par les formations eurosceptiques(5), le politologue en vogue dans les grandes rédactions parisiennes relève que « le vote eurocritique apparaît contenu, voire en régression (...) les partis de gouvernement, de droite ou de gauche, arrivent en tête dans la plupart des pays. Or, comme partis de gouvernement, ils entretiennent nécessairement un rapport plutôt favorable à l’Union européenne (...) ». Ouf, nous voilà sauvés ! Néanmoins, les comptes d’apothicaire de Dominique Reynié passent un peu rapidement par pertes et profits des éléments qui pourraient nuancer son jugement, voire l’invalider. On pense, notamment, au fait que l’opposition à l’intégration communautaire dépasse désormais de loin les partis protestataires. Ainsi, sous la pression des eurosceptiques, de nombreux partis de gouvernement ont été contraints de réduire la voile fédéraliste. L’UMP, qui reculera brutalement sur la question de l’intégration de la Turquie, ou le Parti socialiste, incapable de définir une position cohérente sur la Constitution européenne, en sont deux exemples criants. Plus généralement, la forte poussée du vote eurosceptique dans les nouveaux États membres en dit long, également, sur l’enthousiasme que suscite le modèle intégrationniste.

    Compromis national

    Que le souverainisme soft soit en crise, nul n’en disconviendra. Cependant, il est parfaitement abusif d’interpréter cette dépression comme le symptôme d’une adhésion massive à l’idéologie fédéraliste. L’abstention en progression partout interdit un tel amalgame. De notre point de vue, c’est même l’analyse inverse qui prévaut : l’abstention est sans doute devenue l’expression d’un euroscepticisme latent.

    En définitive, ces élections européennes se seront soldées par un match nul. Fédéralistes et souverainistes se séparent sur un score vierge qui, en lui-même, résonne comme une défaite pour les premiers. Qui plus est, ce résultat final ne reflète pas exactement la physionomie d’une confrontation dans laquelle les souverainistes se sont montrés bien plus offensifs que leurs adversaires, lesquels, comme toujours, ont multiplié les actes d’anti-jeux.

    Quoi qu’il en soit, on attend avec impatience la prochaine rencontre prévue fin 2005, année du référendum annoncé par un Jacques Chirac qui, pour une fois, a décidé de respecter la lettre et l’esprit de la Constitution en soumettant la loi autorisant la ratification du traité constitutionnel au vote des Français. Quand bien même cette option serait-elle moins dictée par des considérations juridiques que par des visées politiciennes (profiter du désordre du PS sur le sujet pour se refaire une santé électorale à peu de prix...), l’échéance sera déterminante.

    Si référendum il y a, c’est bien parce que, animés par le sentiment que l’essentiel est déjà acquis, les fédéralistes croient dur comme fer à la victoire écrasante du Oui ; cette conviction, n’en doutons pas, ne les empêchera toutefois pas d’avancer les arguments les plus scélérats qui soient (le Non conduirait à un séisme dont l’Europe ne se relèverait pas, la France s’exclurait elle-même du concert des nations, etc.) durant la campagne.

    Or, on le sait, l’adhésion des Français au projet d’une Europe supranationale n’est qu’une illusion d’optique. En vérité, la clef du référendum résidera donc dans la capacité des souverainistes, de tous les souverainistes sans exclusive, à s’entendre pour faire prévaloir l’intérêt national et l’indépendance de la France. Que la discorde l’emporte, et les fédéralistes auront gagné. Que le compromis nationaliste se réalise, que les abstentionnistes cette fois-ci se mobilisent, et la Constitution européenne aura vécu. La balle est dans le camp des nationaux.
     
     
    Jean-Baptiste Barthélémy
     

    1 : Alain Duhamel, “L’Europe clandestine des citoyens”, Libération du 26 mai 2004.

    2 : Alain Duhamel, “Souverainistes sur la voie du déclin”, Libération du 9 juin 2004.

    3 : Dominique Wolton, “L’Europe en rupture de communication avec les peuples”, Le Figaro du 4 août 2004.

    4 : Voir sur ce point notre article dans le précédent numéro des Épées.

    5 : Dominique Reynié, “Les souverainistes sans le peuple”, Libération du 25 juin 2004.

  • N°13 - Enquête sur le best-seller : L’avenir de l’inintelligence

    Par Ibn P. Assidim

    Le best-seller, mystère ou recette ? Miracle ou industrie lourde ? « Si vous venez me voir, écrivait à Pierre Benoît l'auteur d'un des plus gros succès de librairie du début du XXe siècle, Axel Munthe, peut-être pourrez-vous alors m'expliquer ce que personne n'a pu m'expliquer jusqu'ici : pourquoi le Livre de San Michaele a été traduit en 25 langues ? C'est plus fort que moi, je n'y comprends rien… » Mais, Stephen King, Marc Lévy ou Amélie Nothomb oseraient-ils dire la même chose ?

    Paul-Loup Sulitzer, dans un entretien exclusif aux Épées, avoue honnêtement que non. Désormais, sauf exception, un best-seller, ça s'organise à l'avance, ça se “budgette”, ça se fabrique comme n'importe quel autre produit de consommation courante. À propos d'objets indéfiniment reproductibles, la langue juridique parle de « choses de genre ». En l'espèce, les best-seller paraissent d'autant plus inquiétants qu'ils imposent, par leur seule existence, une culture aseptisée, nivelée, propre sur elle et politiquement correcte : une culture transgénique, vecteur discret mais redoutable d'une mondialisation des imaginaires.

    Au début du siècle dernier, dans L’Avenir de l’intelligence, Charles Maurras s’interrogeait sur les conséquences culturelles de la collusion en voie de s’établir entre la pensée démocratique, la société de masses et le grand capitalisme financier. Il prophétisait alors le dilemme auquel se trouveraient confrontés intellectuels et artistes, écartelés entre une liberté invivable, celle de crever de faim et de solitude, et un asservissement, confortable mais désastreux, aux diktats de l’argent tout puissant. Un siècle plus tard, on peut se demander si le “best-seller” – qui en tant que catégories, définissant une œuvre non par son contenu, son sujet ou sa valeur, mais par son seul chiffre de vente, représente une véritable nouveauté –, si le best-seller, donc, ne réalise pas une part de la prédiction.

    Quantité ou qualité

    Avant toute chose, le best-seller manifeste, en tant que tel, le règne et le triomphe de la quantité ; signe-t-il aussi, par contrecoup, l’inéluctable défaite de la qualité ? Commençons par nuancer : sur ce plan, il y a des exceptions – il y en a même beaucoup.

    Si, en effet, on définit le best-seller comme un ouvrage qui se vend, à sa sortie, à plus de, mettons, cent ou deux cent mille exemplaires, on peut imaginer qu’un texte de valeur, un bon, voire un grand livre, soit susceptible de trouver un tel public. Et l’on touche ici à un premier mystère : pourquoi un ouvrage va-t-il, du jour au lendemain, faire des chiffres de vente fabuleux, et, a priori, inattendus ? En bref, comment naît un best-seller ? Pour répondre, il faut d’abord mettre de côté deux cas de figure : d’une part, les auteurs à succès (puisque celui qui a déjà écrit un best-seller a de bonnes chances d’en faire d’autre, ayant désormais un lectorat qui, par fidélité ou par curiosité, achètera ses prochains livres : en l’espèce, le seul problème, c’est celui du tout premier best-seller d’un auteur). D’autre part, les prix littéraires (on a beau savoir que les jurys se trompent souvent, on continue d’acheter sur la foi de l’étiquette, par habitude ou par paresse, sans s’interroger sur le contenu).

    Si l’on met de côté ces hypothèses, on constate que l’apparition d’un best-seller procède de la combinaison de hasards favorables : un éditeur intéressé et actif, l’absence de peau de banane fatale (comme celle qu’ont rencontré les ouvrages parus dans les jours ayant suivi le 11 septembre, et qui ont subi du coup le même sort que les Twin Towers), et surtout, le fait de correspondre, au moment précis de la publication, aux attentes, aux besoins et aux désirs dominants du public (ou d’un segment suffisamment important de celui-ci). On achète un livre lorsqu’il dit ce que l’on souhaite lire. C’est ce qu’explique Ernst Jünger à propos du Voyage au bout de la nuit : « il était essentiellement lié à son époque – mais au plus haut degré. L’atmosphère de nihilisme, de pessimisme et de décadence sur un arrière-fond de tropiques, de drogue, de guerre et de guerre civile, était en phase avec les turbulences de ces années-là »(1). Tout comme une douzaine d’années plus tôt, en 1920, son célébrissime Orages d’acier, ou le roman À l’Ouest rien de nouveau, de Remarque, étaient eux-mêmes « en phase » avec les aspirations de la génération du Front, celle qui au même moment, en France, faisait un triomphe à Barbusse ou à Roland Dorgelès.

    Le best-seller répond à un besoin qui, parfois, se trouve être un besoin de noblesse, de beauté, de grandeur – mais qui demeure toujours intimement lié au contexte et à l’époque : à la façon dont, à ce moment-là, le public perçoit sa propre situation, son image ou son avenir. C’est pourquoi, du reste, tout (véritable) best-seller relève un peu du miracle. Il n’existe que parce qu’il est arrivé au bon moment. Dix ans plus tôt, ou plus tard, il aurait fait un four ; d’ailleurs, il n’aurait d’ailleurs sans doute pas été écrit.

    Mais le best-seller peut tout aussi bien répondre à des aspirations moins respectables – et au fond, telle est même la règle dont on vient d’évoquer l’exception. Si l’on scrute les listes de best-sellers, on devine, en creux, les désirs des lecteurs, lesquels se ramènent, pour l’essentiel, au sexe et à l’amour, à la violence et à la curiosité. À chaque fois, il s’agit toutefois de désirs marqués du sceau de la facilité : idéaux dérisoires, passions médiocres, qui n’engagent à rien, qui ne sont pas là pour bouleverser mais pour divertir. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut fabriquer un best-seller avec de l’érotisme, même salé (d’Emmanuelle(s) à La Vie sexuelle de Catherine M., un million d’exemplaires vendus, 29 traductions), mais pas avec la pornographie, trop dérangeante pour cela. On peut espérer de fortes ventes en racontant les crimes ou la traque d’un tueur en série, mais, sauf exception (type American Psycho), on risque le flop lorsqu’on en fait le héros de l’ouvrage. On peut faire beaucoup d’argent en parlotant d’amour : après Louis-Ferdinand Céline, Danielle Steele ou Marc Lévy ont compris que l’amour, c’est l’infini à la portée des caniches, lesquels ont de nos jours un fort pouvoir d’achat. Mais à condition de ne pas trop raffiner la pâtée qu’on leur offre : les 1 750 exemplaires d’Un amour de Swann, parus à compte d’auteur chez Grasset en 1913, ne se vendirent qu’avec difficulté, malgré les critiques plutôt élogieuses – et il faudra attendre 1919 et le Goncourt des Jeunes filles en fleurs pour que le petit Marcel accède enfin aux gros tirages.

    La masse va spontanément au plus facile. Elle se laisse couler dans le sens de la pente. Cette loi fondamentale de la démocratie s’applique également dans l’ordre littéraire. De là, en général, un rapport d’inversion entre qualité (celle d’un ouvrage) et quantité (celle des ventes, du moins au-delà d’un certain plafond). La prime est au médiocre, ce qui pénalise à la fois le très mauvais (qui a peu de chances de faire un best-seller) et le très bon (qui n’en a pas beaucoup plus). Un rapport qu’on pourrait formaliser en deux points.

    Premier point : les grands livres sont rarement des best-sellers. Ils finissent certes par le devenir, au fil des années ou des siècles, et des petites ventes qui s’additionnent. Mais sur le moment, il est assez rare qu’ils trouvent un public à la hauteur. Il est même fréquent qu’ils ne trouvent pas d’éditeur. On connaît la triste fin de John Kennedy Toole qui se suicida en 1969, à trente-deux ans, parce qu’il ne parvenait décidément pas à faire éditer son chef-d’œuvre, A Confederacy of Dunes, La Conjuration des imbéciles. Dix ans plus tard, sa mère, Thelma Toole, à force d’insister, convainc finalement un petit éditeur universitaire de Bâton Rouge (Louisiane) de publier les picaresques, fabuleuses et lamentables aventures d’Ignatius J. Reely. En 1980, le livre sort enfin, couronné par le Prix Pullitzer et dévoré par des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde. Destin triomphal, mais qui, eu égard aux attitudes et aux vices du héros, idéologue obèse, paranoïaque et réactionnaire, n’aurait sans doute pu se réaliser quinze ans plus tôt. Que les mauvais esprits se rassurent : malgré son succès, la Conjuration n’a jamais figuré dans le Top Ten américain, qui, de 1980 à 1983, accueille en revanche cinq titres de Stephen King (le Lovecraft des VRP), trois de James A. Michener (le forçat du roman de plage), et deux du très inestimable Ken Follett, le milliardaire travailliste, qui qualifiait Proust de plus grand enc… de mouches de la littérature. Rien que du beau monde...

    Symptôme

    Le lecteur des Épées devine sans doute où l’on veut en venir : s’il est exceptionnel que les grands livres soient des best-sellers, réciproquement, il est plutôt rare que les best-sellers soient de grands livres. La masse aurait-elle mauvais goût ? Tel est du moins le sentiment de Des Esseintes, le héros d’À rebours, qui se détournait avec horreur des œuvres qu’il avait aimé lorsque celles-ci parvenaient malencontreusement à conquérir « l’universelle admiration ». « Et en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le fredonne, l’œuvre d’art […] qui n’est point contestée par les sots, qui ne se contente pas de susciter l’enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante. Cette promiscuité dans l’admiration était d’ailleurs l’un des plus grands chagrins de sa vie ; d’incompréhensibles succès lui avaient à jamais gâté […] des livres jadis chers ; devant l’approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir d’imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair […] ne se dupait point ».(2)

    « En général, proclamait le vieux Fontenelle, le nombre des hommes qui pense est petit ». Pour bien faire, expliquait-il, il suffit d’observer ce que fait le peuple, et faire le contraire. Le best-seller conforte, au fond, ce constat joyeusement désabusé. Surtout lorsque l’on observe que les quelques grands livres qui échappent à la règle n’y parviennent souvent que pour de mauvaises raisons – par exemple, dans le cas des Particules élémentaires, du fait de la réputation sulfureuse et libertine de l’ouvrage, c’est-à-dire, au fond, de ce qu’il présentait de moins original et de moins novateur.

    Pour toutes ces raisons, le phénomène best-seller n’intéresse pas seulement la littérature.

    Le best-seller, on l’a dit, est au fond comme le reflet, terriblement fidèle, de la société et de la culture où il est apparu. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirais qui tu es. Reflet, mais aussi symptôme : de la puissance de machines éditoriales qui ont les moyens techniques et financiers pour fabriquer des best-sellers à la chaîne, et de l’uniformisation galopante des goûts. Car plus une société est uniformisée, « unidimensionnelle », comme disait Marcuse, et plus le best-seller devient un phénomène culturel majeur, plus il devient normal. Dans l’utopie, où il n’y aurait que des individus identiques, strictement égaux entre eux, tous liraient le même livre, et tous se réjouiraient d’avoir les mêmes goûts que leurs semblables, cette conformité démontrant leur pleine appartenance à la communauté. Sur ce point, Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, s’est finalement trompé : le problème, au fond, ça n’est pas qu’il y ait des livres – car le livre peut être un admirable outil de formatage totalitaire, comme le montre l’énorme production éditoriale de l’ancienne URSS –, mais qu’il y ait des livres différents, étrangers aux goûts des puissants, des livres qui répugnent à la masse.

    D’où l’intérêt – politique, là encore – du « phénomène Harry Potter », cinq volumes parus, traduits en 55 langues, et vendus à 250 millions d’exemplaires : démesure inouïe, quels que soient par ailleurs la qualité et l’intérêt de l’histoire, et où l’on ne saurait voir, à l’instar de Gabriel Matzneff, « la cerise sur le gâteau », ni le moyen de venger « tous les écrivains qui ne bénéficient pas des mêmes tirages »(3) (c’est-à-dire, tous).

    Marketing littéraire

    Bien sûr, on peut toujours feindre de croire, comme le susnommé, que « le gamin de dix ans qui dévore » les gros volumes d’Harry Potter « est mûr pour lire, lorsqu’il aura quinze ans, Tolstoï et Thomas Mann ». Énormes ventes en perspective pour le roman russe et la littérature allemande ? Craignons plutôt que ces lecteurs ne se rabattent sur Ken Follett, ou qu’ils se contentent de lire et de relire, en boucle, les sept volumes des aventures de leur petit héros – comme bon nombre des lecteurs de Tolkien qui, après y avoir goûté, ont renoncé à lire autre chose : que lire après le sublime ? Bref, on peut toujours voir, dans le héros de Madame J.K. Rowling le digne successeur de d’Artagnan : à elle seule, l’invraisemblable énormité des ventes discrédite les prédictions et les rapprochements. Jamais on n’avait vu cela. Harry Potter, ou le best-seller absolu : d’autant qu’on l’achète aussi, en grande partie, pour cela, parce qu’on veut en être, on veut avoir participé au phénomène, à la bousculade, à la découverte émerveillée du prodige, ainsi qu’à la fabuleuse et si émouvante success story de son auteur, jeune femme abandonnée aujourd’hui millionnaire en dollars.

    Harry Potter, c’est le triomphe du produit littéraire en temps réel : cinq millions d’exemplaires vendus aux États-Unis le week-end de la sortie du cinquième tome, un million et demi de volumes vendus en Allemagne dans les premières vingt-quatre heures – grâce à une commercialisation conçue comme un génial jeu de rôles, avec livraisons en librairie programmées à minuit, pénurie organisée, fans clubs, prolongements cinématographiques et déluge de produits dérivés. Mais Harry Potter, c’est surtout le symptôme effarant d’une mondialisation des goûts : le capitalisme financier, internet et les médias triomphant avec facilité là où le catholicisme romain et l’empire britannique avaient échoué – ce qui justifie, sans doute, que Madame Rowling soit plus riche que la Reine d’Angleterre et le Pape réunis. D’autant que cette uniformisation ne se contente pas de briser les frontières : elle transcende les générations, adultes et enfants lisant les mêmes livres et se passionnant pour les mêmes aventures. Autre nouveauté, et autre symptôme. Jadis, les genres restaient balisés, aujourd’hui, c’est fini. Les enfants auraient-ils acquis une maturité fulgurante, comme les sympathiques blondinets du Village des damnés ? Ou les adultes sont-ils en voie d’infantilisation ? Les soirées terrifiantes où des moldus avertis s’échangent avec gourmandise leurs expériences potteriennes en mangeant des fraises tagada feraient plutôt pencher pour la seconde hypothèse.

    Tout le monde pareil. Le drame, c’est que cette harrypotterisation universelle n’est pas seulement un signe, préoccupant, du processus d’uniformisation, elle en est aussi l’un des vecteurs les plus redoutables. D’abord, parce que le super best-seller, contrairement à ce qu’affirme Gabriel Matzneff, ne venge pas les auteurs moins chanceux, il contribue à les écraser, à les anéantir, eux et leurs éditeurs. On a beau jeu de parler de déclic, ou de virus de la lecture : on lit, certes, mais seulement cela. On n’a d’ailleurs plus le temps, ni l’envie de lire autre chose. Comme tout monopole, le super best-seller entraîne donc un appauvrissement culturel.

    Puis il est lu, et plus il a de lecteur : c’est le syndrome de la cour de récré, suivant lequel il faut avoir ce dont possèdent tous les autres sous peine d’être marginalisé, et ridicule. Mais plus le best-seller a de lecteurs, plus il va imposer aussi un certain type de références, de goûts, de valeurs, eux-mêmes exactement calibrés, à l’aune du politiquement et de l’intellectuellement corrects. Et en définitive, le best-seller constitue le bras armé de la mondialisation : le meilleur outil du nivellement universel, un nivellement d’autant plus radical qu’il aura été assumé, voulu et payé par les intéressés eux-mêmes.
     
     
    Ibn P. Assidim
     
     
    1 : Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, V. Journal, 1991-1996, trad. J. Hervier, Gallimard, 2004, p. 160.

    2 : J.K. Huysmans, À rebours, éd. D. Grojnowski, Flammarion, coll. GF, 2004, p. 135-136.

    3 : G. Matzneff, “Un d’Artagnan d’Outre-manche”, Salamandra, n°5, 2004, p. 49.